Journal du Jura samedi 03.03.24

Les conventions créent de contraventions

Un article de Maeva Pleines

Une création locale fera bientôt le tour de la Suisse romande dans le cadre de Midi Théâtre. Pour les 10 ans de l’association, la pièce élaborée à Nebia interroge notre socialisation.

«Salut, ça va?» «Ça va et toi?» «Ça va, merci.» Avez-vous déjà posé un regard neuf sur ce type d’interactions quotidiennes, aussi banales que codifiées? C’est ce que proposent Emilia Catalfamo, Fanny Künzler et Noémie de Rham dans «Jamais en public». La pièce sera présentée de lundi à mercredi dès 12h15 au foyer de Nebia, puis dans neuf autres théâtres romands jusqu’au 21 mars. En moins d’une heure, cette création biennoise relève le défi de questionner les conventions sociales en mêlant humour et réflexions critiques. L’humour permet d’aborder des sujets profonds sans tomber dans la morale.

Emilia Catalfamo Comédienne responsable de la Cie Fabrique à quoi «J’avais envie d’interroger les normes, la politesse et la transgression depuis longtemps, car je trouve ce thème très présent en Suisse. Et j’ai toujours été interpellée par l’idée qu’il faudrait faire les choses d’une certaine manière simplement parce que ‹c’est comme ça›. D’ailleurs, en baignant dans une même culture depuis la naissance, on ne réalise même plus nos habitudes conformistes», analyse Emilia Catalfamo, responsable de la compagnie Fabrique à quoi. La Biennoise a élaboré un concept qui a ensuite évolué de manière collective lors d’une semaine de résidence. «Il s’agissait plutôt d’explorer l’écriture de plateau et d’accueillir les propositions de chacune que d’écrire un spectacle de A à Z.» Ainsi, les talents de ces trois amies ont pu s’entremêler dans cette première collaboration. Noémie de Rham a, par exemple, apporté

plusieurs compositions au ton facétieux. La musicienne signe notamment un refrain qui dénonce les normes, tout en légèreté: «Les conventions créent des contraventions comme un bas de contention qui m’entrave». Pour Fanny Künzler, la dimension divertissante est toujours restée au cœur du projet. «On s’est beaucoup amusées dans le processus. Nous voulions que le public reparte de cette parenthèse artistique et culinaire avec le sourire. Cela ne nous a pas empêchées d’aborder la thématique de manière fouillée, entre autres en menant plusieurs interviews.»

Des extraits de ces entretiens se retrouvent incorporés dans un passage musical.

Economie de mots

On le comprend, le spectacle s’est beaucoup transformé depuis ses premières versions. D’ailleurs, quelques jours avant la première, l’interprétation évolue encore. Et c’est tant mieux, car le format Midi Théâtre requiert justement une bonne dose d’adaptation. En un peu plus de deux semaines, 13 représentations s’enchaîneront dans des espaces toujours très différents. «A Bienne, nous jouons avec la fenêtre présente dans le foyer. Mais elle ne sera pas là dans la majorité des théâtres», note Fanny Künzler. Heureusement, la Neuchâteloise est formée en improvisation.

Reste que l’exercice représente un réel défi. Non seulement faut-il gérer les configurations changeantes et la proximité avec l’audience, mais il s’agit aussi de respecter une durée limitée. «La pièce ne peut pas durer plus d’une heure. Un laps de temps dans lequel il faut inclure des moments où le spectateur peut se sustenter sans être sur-stimulé», rappelle Emilia Catalfamo. Face à cette contrainte, l’approche pluridisciplinaire permet une économie de mots. «La musique brise les barrières et touche les gens très directement. Nous avons aussi beaucoup joué avec nos corps, à travers des mouvements chorégraphiés. L’humour, quant à lui, permet d’aborder des sujets profonds sans tomber dans la morale», poursuit la Biennoise. En outre, des œuvres d’art étonnantes complètent ce tableau polyphonique. Créés par Gabriel Hafner, les sculptures proviennent d’objets quotidiens dont la fonction est détournée. Le décalage entre l’artéfact et son usage impropre rappelle visuellement le questionnement des normes sociales. Représentant Bienne pour les 10 ans de Midi Théâtre (voirpar ailleurs), «Jamais en public» promet ainsi un riche divertissement. L’occasion de sortir de sa zone de confort le temps d’un repas, comme l’on fait les trois artistes lors de certaines répétitions. «Nous avons peaufiné nos chansons devant les femmes de ménage, les travailleurs du chantier attenant, un nudiste sur le balcon d’en face ou encore l’Orchestre symphonique Bienne Soleure au registre détonant avec le nôtre», s’amuse Fanny Künzler. Heureusement, la créativité ne s’encombre pas de conventions.

Journal du Jura samedi 25.03.23

Une performance pour dialoguer

C’est exactement pour provoquer la rencontre par l’émotionnel, en évitant toutes idées préconçues, que Mosaïk interviendra à l’issue de la performance théâtrale «Ma vie est ici, Inch’allah» d’Emilia Catalfamo, samedi soir, à 19h, à Nebia Poche. L’association y animera une discussion. Au cœur du spectacle, le témoignage de deux femmes musulmanes de Bienne et leur lien à l’islam. En parallèle, le vécu d’une enseignante face aux questions qui se posent dans le cadre scolaire. Trois voix, qu’interprétera successivement la comédienne, pour dialoguer avec le public. «Cette démarche est intéressante puisqu’on est immédiatement dans la rencontre, hors de toutes idées préconçues», explique Naïma Serroukh, ayant livré une partie de son vécu pour La comédienne Emilia Catalfamo interprétera deux témoignages de femmes musulmanes et la voix d'une enseignante, samedi soir, à Nebia Poche. Source: Leana Catalfamo Sans volonté de thématiser l’islam, le but du projet est simplement de provoquer des rencontres avec «des personnes qui peinent parfois à créer du contact dans la vie quotidienne et doivent souvent faire le premier pas vers l’autre», explique Emilia Catalfamo, metteuse en scène de la performance. «C’est pourquoi je voulais un scénario simple, dans lequel je joue successivement les trois femmes pour interpeller le public, entrecoupé par des interludes musicaux d’Hekmat Hamsi», relève la comédienne professionnelle. Celle qui intervient souvent dans les écoles a aussi observé de près les discriminations quotidiennes durant son enfance, et encore aujourd’hui. «Pour donner de la force aux témoignages, j’ai beaucoup puisé dans le vécu d’une amie très proche, de confession musulmane. En parallèle, les récits des trois femmes rencontrées présentent une matière première extrêmement fertile.» Intervenant régulièrement pour des narrations religieuses, elle est familière de la médiation interreligieuse et culturelle. La responsable de la compagnie biennoise «Fabrique à quoi», créant du théâtre éthique qui interroge la relation de l’Homme avec lui-même, a été «fortement impacté par les discours virulents et l’islamophobie renforcée depuis les votations sur les minarets». Elle conclut en notant que «l’intégrisme religieux n’est pas que musulman». nourrir un personnage.

 

Alexandre Wälti

 

Photo: Leana Catalfamo